Élie Buzyn : « Il faut parler des génocides, transmettre pour ne pas que l’horreur se reproduise »
Son long silence sur sa déportation à Auschwitz et à Buchenwald. Sa prise de conscience de la nécessité de parler de son génocide, des autres génocides. A 91 ans, le docteur Élie Buzyn, chirurgien orthopédique, revient sur son parcours et livre un message humaniste aux jeunes générations. Rencontre avec l’un des derniers survivants de la Shoah.
Pendant cinquante ans, vous avez gardé le silence sur votre déportation à Auschwitz et ce qui vous était arrivé. Pourquoi ?
Élie Buzyn : Il y avait deux types de rescapés, vous savez. D’un côté, les adultes qui avaient une vie structurée avant la guerre. Leur travail, leur famille, leur vie sociale… ils avaient tout perdu, ils avaient envie d’en parler. Mais au Lutétia où ils étaient accueillis à leur retour des camps en 1945, personne ne voulait les croire. Ils racontaient des choses absolument impossibles à concevoir. On pensait qu’ils étaient dérangés mentalement. Et puis, si ce qu’ils racontaient était vrai, comment pouvaient-ils être là, ils devraient être morts. S’ils avaient survécu, c’est qu’ils avaient fait des choses… Voilà comment le public réagissait. On ne voulait pas les écouter. Alors les rescapés se sont tus. Il faudra attendre le procès d’Adolphe Eichmann en 1961 pour que les langues recommencent à se délier.
Pour ma part, comme pour d’autres jeunes, les choses étaient différentes. Nous démarrions tout juste dans la vie, nous n’avions rien construit avant, nous n’avions rien à raconter. J’avais 16 ans seulement en 1945. Avec mes camarades, on se disait, si on parle de notre vécu, on va tous se suicider, alors il faut se taire. J’étais de ceux qui pensaient que pour avancer, pour construire une vie la plus normale possible, celle que nos parents et grands-parents sauvagement assassinés auraient voulu pour nous, il ne fallait pas parler. Leur rendre hommage ainsi a été un moteur très important pour notre survie. C’est comme ça que nous avons tenu.
Vous êtes devenu médecin, vous vous êtes marié, avez eu des enfants à votre tour. Cela ne vous a t-il pas fait changer d’avis pour autant ?
Élie Buzyn : Nombre de mes camarades voulaient dire la vérité à leurs enfants sur leurs grands-parents. Ils ne voulaient pas mentir. Alors, ils prenaient les enfants sur leurs genoux, les embrassaient et racontaient l’horreur. Cela a fait beaucoup de dégâts sur la deuxième génération. Pour ma part, j’avais fait le choix, pour préserver mes enfants, d’éluder ces questions. Bien sûr, les enfants savaient des choses par l’extérieur. Ils savaient aussi que je ne voulais pas retourner ni Pologne ni en Allemagne, mais ils n’osaient pas me demander pourquoi. Ils ne voulaient pas me faire souffrir. Il y avait un silence qui n’était pas tout à fait normal, parce que personne ne voulait parler. Et donc le temps a passé. Jusqu’à ce qu’en 1993, mon fils me fasse part de son désir d’aller à Auschwitz, voir le lieu où ses grands-parents avaient disparu.
Comment avez-vous réagi ?
Élie Buzyn : J’ai commencé par lui expliquer que ses grands-parents n’avaient pas disparu, qu’ils étaient toujours là, toujours dans nos têtes, dans nos cœurs. Mais que s’il voulait voir là où ils avaient été assassinés sauvagement, je l’accompagnerai. En quelques secondes, j’ai compris qu’il avait raison : il fallait y aller ensemble, il fallait parler.
Partir seul avec mon fils risquait quand même d’être trop douloureux, alors j’ai embarqué quelques camarades déportés avec leurs enfants. On est resté six jours là-bas, on a visité tous les camps, même ceux que nous ne connaissions pas et nos villes d’origine aussi. C’était un voyage extrêmement éprouvant.
Au retour, j’ai d’abord pensé que tout cela était fini cette fois, que j’avais fait mon devoir. Puis j’ai réalisé qu’il fallait témoigner et parler et raconter pour que ça ne tombe pas dans l’oubli, pour que nos parents, nos grands-parents ne soient pas oubliés une deuxième fois.
J’avais pris ma retraite, j’avais moins de travail. Alors, je me suis engagé. J’ai pris sur moi de devenir témoin actif auprès des jeunes. J’ai publié des livres, donné des conférences. Je fais partie des derniers survivants, il faut que les jeunes soient les témoins des témoins que nous sommes.
Aujourd’hui, considérez-vous finalement que c’est important ?
Élie Buzyn : C’est très important de parler pour que cela ne se reproduise pas. Très vite, on a pris conscience qu’il y avait d’autres génocides et qu’il fallait en parler aussi. Parallèlement au génocide des juifs en 39-45, il y a eu celui celui contre les gens du voyage.
A Birkenau, à Auschwitz, les familles tziganes n’étaient pas séparées comme c’était le cas pour nous. Les nazis alignaient les parents, les grands-parents, les enfants, et les exterminaient au lance-flammes, parce qu’ils représentaient un « danger hygiénique » capable de propager des maladies dans le camps. Lorsque je suis arrivé à Auschwitz, j’ai été saisi par l’odeur épouvantable, on m’a expliqué qu’une exécution de tziganes venait d’avoir lieu.
Plus tard, j’ai pris conscience qu’il y avait eu le premier génocide contre les Arméniens au début du siècle dernier, et puis après celui des juifs, celui du Rwanda. Chaque génocide a ses spécificités, mais la souffrance est là, elle est universelle. Voilà, c’est comme ça. J’ai toujours été de ceux qui considéraient qu’il fallait témoigner ensemble des autres génocides pour ne pas que cela se reproduise.
Quand avez-vous été sensibilisé au génocide des Arméniens ?
Élie Buzyn : Je savais qu’il avait eu lieu. Mais j’y ai été confronté à la fin des années 60. J’étais alors en fonction en cardiologie à l’hôpital Saint-Antoine. J’entends un vieux monsieur gémir, parler de sa famille exterminée, crier sa souffrance. Il avait besoin que l’on s’occupe de lui. Il aurait pu être mon grand-père. Lorsque que je m’approche de lui, il parle de la chaleur du désert, des cadavres de sa famille, de ses enfants, des corps décharnés autour de lui, attaqués par les animaux, les insectes… Ses propos sont invraisemblables. J’essaie d’intervenir : ‘Mais, monsieur, vous vous trompez, ce n’est pas cela. Ce n’était pas la chaleur, ce n’était pas l’été, il faisait très froid, il neigeait, il n’y avait pas d’animaux. ». Le vieil homme ne comprenait pas ce que je disais, il continuait de divaguer. Je m’interroge sur les effets des médicaments que lui ont été administrés. J’examine son dossier, sa prescription est tout à fait classique, mais je remarque son nom visiblement arménien. Et là, je comprends alors qu’il ne parlait pas de mon génocide à moi, mais de son génocide à lui. Alors, je me suis excusé. Je l’ai pris dans les bras. Je lui ai dit que je n’étais pas Arménien, que j’étais juif polonais, et que je le comprenais parce que j’avais vécu des choses semblables. Là, il a commencé à se calmer. Mais il avait du mal à me faire complètement confiance. Il continuait à me dire, « j’espère que vous n’êtes pas turc. ».
Quel est le message que vous transmettez aux jeunes aujourd’hui ?
Élie Buzyn : Il faut respecter les autres, il faut un respect mutuel complet. Quelle que soient leurs origines, les hommes sont égaux, ils ont tous les mêmes droits et aussi les mêmes devoirs. Il ne faut pas se taire. Il faut raconter. Il faut dire. J’aimerais que mes enfants et mes petits-enfants soient mobilisés. Il faut faire savoir aux gens que ça peut recommencer. Regardez ce qui est arrivé à Samuel Paty. Un enseignant égorgé, décapité, comme ça devant tout le monde. Des imams qui prêchent l’assassinat, en France, ce n’est pas tolérable. Regardez ce qui se passe dans le Haut Karabakh avec les Arméniens attaqués à nouveau par les Turcs. Il faut en parler. Face aux djihadistes, il faut être radical. Il ne faut pas avoir peur, réagir et faire comprendre aux extrémistes qu’on ne se laissera pas faire. Ces gens-là ne comprennent que la force.
Avez-vous encore foi en l’Humanité ?
Élie Buzyn : Oui. Il faut du temps et de la persévérance. Il faut beaucoup de patience pour mettre tout le monde autour de la table et comprendre qu’il y a des possibilités d’accord. Voyez le temps qu’il a fallu à Israël. Aujourd’hui, on voit des choses impensables il y a encore un an, comme ces pays arabes qui commencent à reconnaitre Israël. Il ne faut pas relâcher ses efforts. Il faut construire son but et continuer. Il n’y a pas d’autres possibilités.
Propos recueillis par Ariane Artinian, le 20 octobre 2020.